Vingt-trois
LE DOSSIER DES SORCIÈRES MAYFAIR
PARTIE IX
L’histoire de Deirdre Mayfair,
entièrement révisée en 1989
J’arrivai à La Nouvelle-Orléans en juillet 1958, où je descendis dans un petit hôtel du quartier français. Je rencontrai sans tarder nos meilleurs enquêteurs et consultai les archives publiques pour vérifier quelques points.
Au fil des années, j’avais obtenu les noms de plusieurs des proches de la famille Mayfair, que je tentai de contacter. Ma rencontre avec Richard Llewellyn, nous l’avons vu, fut couronnée de succès et m’occupa un certain temps.
Je m’arrangeai également pour « tomber par hasard » sur une jeune enseignante laïque de Sainte Rose de Lima qui avait connu Deirdre et m’expliqua plus ou moins les raisons de son renvoi. Malheureusement, cette jeune personne croyait que Deirdre avait eu une liaison avec « un homme âgé » et qu’elle était vile et fourbe. D’autres jeunes filles avaient vu l’émeraude Mayfair et la conclusion avait été que Deirdre l’avait volée à sa tante. Car, autrement, comment une enfant de cet âge pourrait-elle être en possession d’un bijou d’une telle valeur ?
Plus je parlais avec cette femme, plus je me rendais compte que la sensualité de Deirdre avait fait grande impression. « Elle était si… mûre, vous voyez. Une fille de seize ans ne devrait pas avoir une poitrine aussi volumineuse. »
Pauvre Deirdre ! Je fus à deux doigts de demander à ce professeur si elle pensait qu’une mutilation aurait été nécessaire. Je rentrai à l’hôtel, me requinquai avec un cognac et me fis la leçon sur les dangers de ne pas maîtriser ses émotions.
Malheureusement, la leçon ne porta pas lorsque je visitai Garden District le lendemain, et le surlendemain, passant des heures dans les rues tranquilles et examinant la maison sous tous ses angles. Après des années passées à lire sur cet endroit et ses habitants, j’étais dans un état d’exaltation totale. Mais si une maison exsudait une atmosphère de malédiction, c’était bien celle-là.
Elle était dans un état lamentable, la peinture violette n’était plus qu’un souvenir, des mauvaises herbes poussaient dans les lézardes, la vigne vierge envahissait les porches au point de cacher complètement les balustrades en fer forgé, et les lauriers-roses, abandonnés à eux-mêmes, masquaient entièrement la vue du jardin.
On sentait tout de même qu’elle avait dû être romantique. Mais, dans la touffeur estivale, les rayons du soleil apportaient à ce lieu une chaleur poussiéreuse, et tout paraissait sombre, glauque et décidément déplaisant. Pendant les heures oisives où j’examinai les lieux, je m’aperçus que les passants traversaient invariablement la rue pour éviter de passer devant.
Quelque chose de mauvais habitait cette maison, y vivait, y respirait, attendait, et peut-être pleurait ses morts.
M’accusant une nouvelle fois, et à juste titre, de me laisser aller à mes émotions, je tentai de préciser mon impression. Ce « quelque chose » était mauvais parce qu’il était destructeur. Il « vivait et respirait » dans le sens qu’il influençait l’environnement et que l’on sentait sa présence. Quant à mon sentiment qu’il pleurait ses morts, il suffisait de se rappeler que depuis la mort de Stella aucun ouvrier n’avait pu mener à bien des réparations. Ainsi, depuis la mort de Stella, le déclin de la maison avait été constant. La chose voulait-elle que la maison pourrisse comme le corps de Stella dans sa tombe ?
Tant de questions sans réponse ! J’allai au cimetière La Fayette pour étudier le caveau des Mayfair. Un aimable gardien m’informa qu’il y avait toujours des fleurs fraîches dans les vasques de pierre devant l’entrée de la crypte alors qu’on ne voyait jamais la personne qui les y plaçait.
— Pensez-vous que ce soit un ancien amant de Stella Mayfair ? demandai-je.
— Oh non ! répondit le vieillard en riant. Dieu du ciel, non ! C’est plutôt lui. Le fantôme des Mayfair. C’est lui qui apporte les fleurs. Et, vous savez, il les prend parfois sur l’autel de la chapelle. Celle qui est à l’angle de Prytania et de Third. Le père Morgan est arrivé ici dans tous ses états un après-midi. Il venait de mettre des glaïeuls sur l’autel et il les a retrouvés ici, dans les vasques, il est allé sonner à la maison de First Street et Mlle Carl lui a dit d’aller au diable.
L’homme ne pouvait plus s’arrêter de rire à l’idée qu’on veuille envoyer un prêtre au diable.
Au volant d’une voiture de location, je pris la route du fleuve menant à Riverbend et explorai les vestiges de la plantation. En rentrant, je téléphonai à Juliette Milton pour l’inviter à déjeuner.
Elle fut plus qu’heureuse quand je lui demandai de parler de moi à Béatrice Mayfair. Celle-ci accepta mon invitation à déjeuner, admettant sans poser de question l’explication selon laquelle je m’intéressais à l’histoire des États du Sud et à celle de la famille Mayfair en particulier.
Béatrice Mayfair avait trente-cinq ans. C’était une jeune femme aux cheveux foncés, vêtue avec goût, dont l’accent était un doux mélange de celui du Sud et de La Nouvelle-Orléans. Du point de vue de sa famille, elle était une sorte de « rebelle ».
Chez Galatoire, nous discutâmes à bâtons rompus durant trois heures, au cours desquelles elle me raconta des quantités d’anecdotes sur la famille. Je pus ainsi vérifier, ce que je soupçonnais, que les contemporains de la famille ne savaient rien du tout, ou si peu, de leur passé lointain. Il s’agissait plutôt d’une sorte de légende, où tous les noms étaient mélangés et où les prétendus scandales étaient considérés comme des absurdités.
Béatrice ne savait pas qui avait fait construire Riverbend, ni quand. Même chose pour First Street. Elle croyait que c’était Julien. Quant aux histoires de fantômes et de porte-monnaie plein de pièces d’or, elle y avait cru quand elle était jeune mais plus maintenant. Sa mère était née à First Street et elle savait des choses très étranges sur cette maison. Elle en était partie à l’âge de dix-sept ans pour épouser Aldrich Mayfair, un arrière-petit-fils de Maurice, et Aldrich n’aimait pas que sa femme parle de cette maison.
— Mes parents sont très secrets, dit Béatrice. Je ne crois pas que mon père se souvienne. Il a plus de quatre-vingts ans. Et ma mère ne dira rien. Moi, je ne me suis pas mariée avec un Mayfair et mon mari ignore tout de la famille. Je n’ai aucun souvenir de Mary Beth. J’avais deux ans quand elle est morte. J’ai des photos de moi assise à ses pieds, entourée de tous les enfants en bas âge de la famille. En revanche, je me rappelle bien Stella. Je l’adorais.
— Vous croyez que la maison est hantée ? Que le mal y est présent ?
— C’est Carlotta. C’est elle, le mal. Si c’est ce genre de chose que vous voudriez savoir, c’est dommage que vous n’ayez pas connu Amanda Grady Mayfair, la femme de Cortland. Elle croyait à des trucs rocambolesques. Mais c’était très intéressant… dans un certain sens. On dit que c’est à cause de ça qu’elle a quitté Cortland. Elle disait qu’il savait que la maison était hantée et qu’il voyait des esprits et leur parlait. J’étais scandalisée qu’une femme de cet âge puisse croire à de telles sornettes. Elle était convaincue qu’il y avait une sorte de complot satanique. Je crois que c’était la faute de Stella. Mais elle n’en avait pas conscience, elle était trop jeune pour comprendre. Elle n’était pas méchante. Cette réputation de reine vaudoue, c’est de la calomnie. Elle couchait avec n’importe qui mais si c’est cela qu’on appelle de la sorcellerie, alors la moitié de La Nouvelle-Orléans devrait être brûlée sur un bûcher.
Et ainsi de suite. Nos bavardages commencèrent à prendre un tour plus intime tandis que Béatrice piochait dans son assiette et fumait ses cigarettes.
— Deirdre est frustrée sexuellement, dit-elle. C’est ça son vrai problème. Elle a été surprotégée. Rien d’étonnant à ce qu’elle fréquente des hommes bizarres. Je compte sur Cortland pour s’occuper d’elle. Il est en quelque sorte le patriarche de la famille et le seul capable de se mesurer à Carlotta. Pour une sorcière, c’est une sorcière, celle-là. Rien que penser à elle me donne des frissons. Il ne faut pas que Deirdre retombe sous son emprise, ce serait une catastrophe.
A cette époque, on parlait de mettre Deirdre à l’automne dans une petite université du Texas. En fait, il s’agissait d’une petite école d’État pour jeunes filles, fortement subventionnée, où l’on observait les traditions des écoles privées coûteuses. La grande question était de savoir si Carlotta laisserait Deirdre y aller. « S’il y a une sorcière dans la famille, c’est Carlotta », commenta Béatrice.
Une fois encore, elle en revenait à son sujet de prédilection : Carlotta. Ses critiques acerbes s’appliquaient autant à sa façon de s’habiller (professionnelle) que de parler (professionnelle). Brusquement, Béatrice se pencha au-dessus la table et dit :
— Savez-vous que cette sorcière a tué Irwin Dandrich ?
Je répondis que non seulement je l’ignorais, mais que je n’en avais jamais eu le moindre son de cloche ; qu’en 1952 on nous avait annoncé que Dandrich était décédé d’une crise cardiaque dans son appartement, peu après 4 heures de l’après-midi ; que tout le monde savait qu’il avait des problèmes cardiaques.
— Je lui ai parlé le jour de sa mort, dit Béatrice, satisfaite de l’effet qu’elle venait de produire. Il m’a dit que Carlotta l’avait appelé pour l’accuser d’espionner sa famille et qu’elle lui avait dit : « Si vous voulez en savoir plus long sur nous, pourquoi ne pas venir ? Ce que je vous dirai dépassera toutes vos espérances. » Je lui ai conseillé de ne pas y aller. « Elle va vous poursuivre en justice, lui ai-je dit. Elle vous a sûrement préparé quelque chose d’épouvantable. Elle est hors d’elle. » Mais il ne m’a pas écoutée. « Je vais aller voir cette maison moi-même, m’a-t-il répondu. Personne n’y est entré depuis la mort de Stella. » Je lui ai fait promettre de m’appeler tout de suite après mais il ne l’a jamais fait. Il est mort cet après-midi-là. Elle l’a empoisonné. J’en suis sûre. On a dit que c’était une crise cardiaque mais, en réalité, elle lui a fait prendre un poison à effet retardé pour qu’il rentre chez lui et meure dans son propre lit.
— Qu’est-ce qui vous en donne la certitude ?
— Parce que ce n’est pas la première fois. Deirdre a dit à Cortland qu’il y avait un cadavre dans la mansarde de la maison. Un cadavre !
— C’est Cortland qui vous l’a dit ?
Elle hocha gravement la tête.
— Pauvre Deirdre ! Chaque fois qu’elle disait ce genre de chose aux médecins, on lui faisait un électrochoc. Cortland dit qu’elle a des visions. Ça, c’est tout Cortland ! Il croit que la maison est hantée, il prétend qu’il parle à des fantômes mais un cadavre sous les toits, ça, pas question d’y croire !
Elle se mit à rire doucement puis redevint très sérieuse.
— Mais je parie que c’était vrai. Je me souviens de l’histoire d’un jeune homme qui a disparu juste avant la mort de Stella. Je l’ai appris des années après. C’est Dandrich qui m’en a parlé. C’était un Texan d’Angleterre qui avait disparu après avoir passé la nuit avec Stella. Amanda le savait aussi. La dernière fois que je l’ai vue à New York, nous reparlions de tout ça et elle m’a dit : « Et ce jeune homme qui a disparu curieusement ? » Alors elle a fait le rapprochement avec Cornell, ce cousin qu’on a retrouvé mort dans sa chambre d’hôtel juste après une visite à Carlotta. Je vous dis qu’elle les empoisonne et qu’ils rentrent chez eux pour y mourir. Ce Texan était une sorte d’historien qui venait d’Angleterre. Il connaissait le passé de notre famille…
Soudain, une lueur traversa son esprit. J’étais un historien qui venait d’Angleterre. Elle se mit à rire.
— Monsieur Lightner, vous feriez bien de regarder où vous mettez les pieds.
Elle se carra dans son siège et se mit à rire doucement.
— Vous devez avoir raison. Mais croyez-vous à tout cela, mademoiselle Mayfair ?
Elle eut un temps de réflexion.
— Oui et non. Moi, j’aurais tendance à tout mettre sur le dos de Carlotta. Mais je crois qu’elle est trop stupide pour empoisonner quelqu’un. J’y ai réfléchi. Surtout après la mort d’Irwin. Je l’aimais beaucoup. Et il est mort juste après une visite à Carlotta. J’espère que Deirdre va aller dans cette école du Texas. Et si Carlotta vous invite à prendre le thé, refusez !
Je l’aidai à monter dans son taxi.
— Si vous parlez à Cortland, m’avertit-elle, ne lui dites pas que vous m’avez vue. Il me prend pour une affreuse commère. Mais demandez-lui, pour ce Texan. On ne sait jamais.
Dès que le taxi eut démarré, j’appelai Juliette Milton.
— Ne vous approchez sous aucun prétexte de cette maison, lui dis-je. N’entrez jamais en contact avec Carlotta, pour quelque raison que ce soit. Et n’allez plus jamais déjeuner avec Béatrice. Nous vous enverrons un chèque substantiel. Vous êtes hors du coup.
— Mais qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce que j’ai dit ? Béatrice est vraiment trop bavarde. Elle raconte ces histoires à tout le monde. Je n’ai jamais rien répété qui ne soit pas de notoriété publique.
— Vous avez fait un travail formidable. Mais il y a des dangers. Des dangers très précis. Faites ce que je vous dis.
— Oh, je vois ! Elle vous a raconté que Carlotta tuait les gens. C’est complètement inepte ! A l’entendre, Carlotta serait allée à New York pour tuer Sean Lacy, le père de Deirdre. Mais c’est d’une absurdité effarante !
Je réitérai ma mise en garde, ou mes ordres, peu importe.
Le lendemain, je me rendis à Métairie, garai ma voiture et me promenai dans les rues calmes entourant la maison de Cortland. A part les grands chênes et le vert velouté des pelouses, ce quartier n’avait rien à voir avec celui de La Nouvelle-Orléans. On aurait pu se croire dans une banlieue cossue de Houston ou d’Oklahoma City. Très beau, très tranquille. Une impression de sécurité. Je ne vis pas Deirdre. Je l’espérais heureuse dans ce petit paradis.
Je voulais la voir de loin avant de l’approcher. Je laissai des messages chez Cortland mais il ne me rappela pas. Pour finir, sa secrétaire déclara qu’il ne voulait pas me parler, qu’il avait appris que j’avais parlé à des parents proches et qu’il souhaitait que je laisse sa famille tranquille.
La semaine suivante, j’appris de Juliette que Deirdre venait de partir pour cette école de Denton, au Texas, et que le mari de Rhonda Mayfair, Ellis Clement, y enseignait l’anglais dans des classes à effectif réduit de jeunes filles bien élevées. Carlotta était totalement opposée à ce que Deirdre aille là-bas. Cela s’était fait sans son accord et elle était brouillée avec Cortland.
Il me paraissait évident que Deirdre avait été admise dans cette école sous un « statut spécial » puisqu’elle n’était jamais vraiment allée à l’école. On lui avait attribué une chambre seule dans le dortoir des élèves de première année et elle avait été inscrite pour un programme complet d’études générales.
J’arrivai à Denton deux jours plus tard. La ravissante petite école, avec ses murs de brique couverts de lierre, était située sur des collines verdoyantes et entourée de pelouses magnifiquement entretenues. On n’aurait jamais dit que c’était une institution d’État.
Avec mes trente-six ans, mes cheveux prématurément gris et mon costume en coton bien coupé, je n’eus pas de mal à me promener dans le campus sans attirer l’attention. On me prit sans doute pour un membre de la faculté. Je m’arrêtai longuement sur un banc pour écrire dans mon carnet, feuilletai des livres dans la petite bibliothèque, errai dans les couloirs des vieux bâtiments, échangeant quelques plaisanteries avec de vieux professeurs ou des jeunes filles en blouse et jupe plissée.
Je tombai par hasard sur Deirdre le lendemain de mon arrivée. Sortant du dortoir, un modeste bâtiment de l’époque du roi George, elle se promena pendant une heure environ dans tout le campus. C’était une ravissante jeune fille aux cheveux noirs très longs, qui trottait dans les petites allées bordées d’arbres anciens. Elle portait l’uniforme des élèves : blouse en coton et jupe.
La voir enfin fut un grand moment. Tout en la suivant de loin, je me demandais ce que j’allais faire. Devais-je la laisser tranquille ? Fallait-il lui dire que je connaissais ses antécédents familiaux ? De quel droit me trouvais-je là ?
En silence, je la regardai retourner au dortoir. Le lendemain, je la suivis jusqu’à la salle de classe où se passait son premier cours de la journée, puis dans un réfectoire en sous-sol où elle but une tasse de café en mettant des pièces dans un juke-box. Elle choisissait toujours la même chanson : un air de Gershwin chanté par Nina Simone.
J’avais le sentiment qu’elle appréciait sa liberté. Elle lut quelque temps puis se mit à regarder autour d’elle. Je me sentais incapable de me lever pour aller vers elle. Je partis avant elle et retournai dans mon petit hôtel.
L’après-midi, je revins au campus et, dès que j’approchai du dortoir, je l’aperçus. Cette fois, elle portait une robe à manches courtes en coton blanc.
A nouveau, elle semblait se promener au hasard mais elle se dirigea vers l’arrière du campus, loin des pelouses envahies de monde, m’entraînant à sa suite jusqu’à une sorte de jardin botanique mal entretenu. C’était un endroit si ombragé et plein d’herbes hautes que je pris peur pour elle.
Finalement, de hauts massifs de bambous nous isolèrent du bruit de la foule et même de la rue avoisinante. L’air était aussi lourd qu’à La Nouvelle-Orléans mais un peu plus sec.
Je descendis avec précaution un petit chemin passant sur un pont et levai les yeux. Deirdre était arrêtée et me regardait sans bouger sous un gros arbre en fleur. Levant la main droite, elle me fit signe d’approcher.
— Monsieur Lightner, que voulez-vous ?
Sa voix était basse et légèrement tremblante, Elle n’avait l’air ni en colère ni effrayée. Je fus incapable de lui répondre. Soudain, je m’aperçus qu’elle portait l’émeraude. Elle devait être dissimulée sous sa robe à sa sortie du dortoir.
Je voulus dire quelque chose de simple, d’honnête et de raisonnable. A la place, je lui dis :
— Je vous ai suivie, Deirdre.
— Je sais, fit-elle.
Elle me tourna le dos en me faisant signe de la suivre et me fit descendre quelques marches étroites, couvertes de mousse, menant dans un endroit retiré où des bancs de pierre formaient un cercle. Personne ne pouvait nous voir du sentier. Les bambous craquaient dans la brise. L’étang proche dégageait une odeur fétide. Mais l’endroit était d’une beauté indéniable.
Elle s’installa sur un banc. Les ombres faisaient ressortir la blancheur de sa robe. L’émeraude scintillait sur sa poitrine. Je m’assis en face d’elle.
Danger, Lightner, me dis-je. Tu es en danger.
— Monsieur Lightner, dites-moi ce que vous voulez.
— Deirdre, je sais beaucoup de choses. Sur vous, sur votre mère, sur sa mère et sur la mère de sa mère. Histoires, secrets, commérages, généalogie…, toutes sortes de choses, en vérité. Dans une maison d’Amsterdam, il y a le portrait d’une femme, votre ancêtre. Son nom était Deborah. C’est elle qui a acheté cette émeraude chez un bijoutier hollandais, il y a des centaines d’années.
Elle ne sembla pas surprise. Elle m’examinait, à l’affût de mensonges et de mauvaises intentions.
— Deirdre, poursuivis-je, dites-moi si vous voulez savoir ce que je sais. Voulez-vous voir les lettres d’un homme qui a aimé votre aïeule. Deborah ? Voulez-vous que je vous raconte comment elle est morte en France, comment sa fille a traversé l’océan pour s’établir à Saint-Domingue ? Le jour de sa mort. Lasher a provoqué une tempête sur le village…
Je m’interrompis, comme si les mots avaient séché dans ma bouche. Son visage avait subi une transformation frappante. Pendant un moment, je crus que la rage s’était emparée d’elle. Puis je me rendis compte qu’une lutte intérieure la consumait.
— Monsieur Lightner, murmura-t-elle, je ne veux rien savoir. Je veux oublier ce que je sais déjà. Je suis venue ici pour échapper à tout ça.
Je restai muet un moment, sentant le calme revenir en elle. C’était moi qui étais perdu. Puis elle dit :
— Monsieur Lightner (sa voix était très ferme bien que pénétrée d’émotion), ma tante dit que vous étudiez notre famille parce que vous croyez que nous sommes des gens particuliers et que, si vous le pouviez, vous aideriez le mal en nous, par simple curiosité. Non, ne vous méprenez pas. Elle veut dire par là qu’en parlant du mal vous ne feriez que le renforcer. En l’étudiant, vous lui donneriez plus de vie.
Ses doux yeux bleus imploraient ma compréhension. Comme elle semblait équilibrée et étonnamment calme !
— C’est comme les spirites, monsieur Lightner, reprit-elle de la même voix polie et sympathique. Ils veulent parler aux esprits de leurs ancêtres morts et malgré leurs bonnes intentions ils ne font que renforcer des démons dont ils ignorent tout…
— Je sais de quoi vous parlez, croyez-moi. Ma seule intention est de vous communiquer nos informations pour que vous sachiez que si vous…
— Mais, voyez-vous, je ne veux rien savoir. Je veux que le passé reste derrière moi. (Sa voix faiblit légèrement.) Je ne veux pas rentrer chez moi.
— Très bien, dis-je. Je comprends parfaitement. Je vous demande une seule chose. Prenez cette carte et rappelez-vous mon nom et mes numéros de téléphone. Si vous avez besoin de moi, appelez-moi.
Elle prit la carte, l’examina un moment puis la glissa dans sa poche. Je la regardai en silence, scrutant ses grands yeux bleus innocents et essayant de ne pas m’attarder sur la beauté de son jeune corps, de ses seins au contour exquis sous sa robe de colon. Son visage me parut très triste.
— Il est le diable, monsieur Lightner, murmura-t-elle.
— Alors pourquoi portez-vous l’émeraude, ma chère ? demandai-je impulsivement.
Un sourire éclaira son visage. Elle referma sa main droite sur l’émeraude et tira sur la chaîne qui se cassa.
— Pour une bonne raison, monsieur Lightner. C’était la meilleure façon de l’apporter ici. Je vous la donne.
Elle étendit le bras et laissa tomber la pierre dans ma main. Je baissai les yeux. J’avais du mal à croire que je tenais cet objet dans ma main. Je songeai : Il me tuera, vous savez. Il me tuera pour la reprendre.
— Non, il ne peut pas faire ça ! dit-elle.
Elle me regardait d’un air effare.
— Bien sûr qu’il le peut, répondis-je.
— Oh, mon Dieu ! murmura-t-elle en fermant les yeux. Il ne peut pas, répéta-t-elle, mais sans grande conviction. Je ne crois pas qu’il puisse faire une pareille chose.
— J’en prends le risque. Je garde l’émeraude. Certaines personnes ont des armes particulières, pour ainsi dire. Je peux vous aider à comprendre les vôtres. Est-ce aussi ce que fait votre tante ? Dites-moi ce que je peux faire pour vous.
— Partir ! dit-elle tristement. Il ne faut plus… plus jamais me parler de tout cela.
— Deirdre, est-il capable de vous apparaître quand vous ne voulez pas qu’il vienne ?
— Arrêtez, monsieur Lightner ! Si je ne pense pas à lui, si je ne parle pas de lui (elle porta ses mains à ses tempes), si je refuse de le regarder, peut-être…
— Que cherchez-vous ?
— La vie, monsieur Lightner. Une vie normale. Vous n’imaginez pas ce que ces mots signifient pour moi. Une vie ordinaire, celle de toutes les filles d’ici, avec leurs nounours et leurs petits amis qui les embrassent à l’arrière d’une voiture. La vie, quoi !
Elle était si bouleversée que je l’étais aussi. Tout cela était bien trop dangereux. Et, pourtant, elle avait mis l’objet dans ma main ! Je le sentais. Je le caressais avec mon pouce. L’émeraude était froide et dure.
— Monsieur Lightner, pouvez-vous me débarrasser de lui ? Ma tante dit que seul un prêtre pourrait y arriver. Mais le prêtre ne croit pas en lui, monsieur Lightner. Et on ne peut exorciser un démon quand on n’a pas la foi.
— Il ne se montre pas au prêtre, Deirdre ?
— Non, dit-elle avec amertume, un léger sourire sur les lèvres. Pourquoi le ferait-il ? Il n’est pas un de ces esprits inférieurs que l’on peut chasser avec de l’eau bénite et des prières. Cela n’a aucune prise sur lui.
Elle s’était mise à pleurer. Elle attrapa l’émeraude, me l’arracha des doigts et l’envoya de toutes ses forces à travers les fourrés. Je l’entendis tomber dans l’eau. Deirdre tremblait de tout son corps.
— Elle reviendra, dit-elle. Elle revient toujours !
— Vous pouvez peut-être l’exorciser.
— Oui, c’est ce que ma tante a toujours dit. « Ne le regarde pas, ne lui parle pas, ne le laisse pas te toucher. » Mais il revient toujours, sans me demander la permission. Et…
— Oui ?
— Quand je suis seule et malheureuse…
— Il est là ?
— Oui, il est là.
La pauvre enfant était au supplice. Il fallait faire quelque chose !
— Et quand il vient, Deirdre ? Je veux dire, si vous ne luttez pas et le laissez venir, sous sa forme visible, qu’est-ce qui se passe ?
Étonnée et blessée, elle me regarda.
— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.
— Je sais que lutter contre lui est atrocement pénible. Que se passerait-il si vous ne luttiez pas ?
— Je mourrais et le monde autour de moi aussi. Il n’y aurait plus que lui.
Elle passa le revers de sa main sur sa bouche. Cela fait si longtemps qu’elle vit dans ce cauchemar, me dis-je. Comme elle est forte et cependant impuissante et effrayée !
— Oui, c’est vrai, monsieur Lightner. J’ai peur. Mais je ne vais pas mourir. Je vais le combattre et je gagnerai. Il faut que vous partiez et que vous ne vous approchiez plus jamais de moi. Et je ne prononcerai plus jamais son nom, je ne le regarderai plus et je ne l’inviterai plus à venir. Il me laissera tranquille. Il partira. Il trouvera quelqu’un d’autre à… aimer.
— Vous aime-t-il, Deirdre ?
— Oui, chuchota-t-elle.
L’obscurité tombait et je ne distinguais plus bien ses traits.
— Que veut-il, Deirdre ?
— Vous le savez très bien ! C’est moi qu’il veut, monsieur Lightner. Parce que je le fais venir. (Elle sortit un petit mouchoir de sa poche et s’essuya le nez.) Il m’a prévenue que vous alliez venir. Il a dit une chose étrange que je n’arrive pas à me rappeler. Une sorte de malédiction, quelque chose comme : « Je mangerai la chair et boirai le vin et j’aurai la femme quand il pourrira dans sa tombe. »
— J’ai déjà entendu ces paroles, dis-je.
— Il faut que vous partiez. Vous êtes un homme sympathique. Je vous aime bien. Je ne veux pas qu’il vous arrive malheur. Je lui dirai de ne pas…
Elle s’interrompit, désemparée.
— Deirdre, je crois pouvoir vous aider…
— Non !
— Je peux vous aider à le combattre si vous le voulez. Je connais des gens en Angleterre…
— Non !
J’attendis. Puis je dis doucement :
— Si vous avez besoin de mon aide, appelez-moi.
Elle ne répondit rien. Je sentais qu’elle était exténuée et presque désespérée. Je lui indiquai où j’habitais à Denton et ajoutai que j’y serais jusqu’au lendemain et que si je n’avais aucune nouvelle d’elle je m’en irais. J’avais un goût amer d’échec mais je ne voulais plus la tourmenter. Je jetai un regard dans le massif de bambous. Il faisait de plus en plus sombre. Il n’y avait aucune lumière dans ce jardin.
— Mais votre tante se trompe, dis-je sans être certain qu’elle m’écoutait. Nous voulons vous dire ce que nous savons, vous donner ce que nous avons. C’est vrai que nous nous intéressons à vous parce que vous êtes quelqu’un de particulier. Mais nous nous intéressons bien plus à vous qu’à lui. Vous pourriez venir chez nous à Londres. Et y rester aussi longtemps que vous le désirerez. Nous vous présenterons d’autres gens qui ont combattu des esprits. Nous vous aiderons. Et, vous savez, nous trouverons peut-être comment vous débarrasser de lui.
Je la regardai timidement, craignant de lire de la souffrance sur son visage. Elle n’avait pas cessé de me fixer. Ses yeux étaient tristes et embués de larmes et ses mains reposaient, inertes, sur ses genoux. Juste derrière elle, il était là, à moins d’un mètre, me regardant de ses yeux marron.
Je ne pus réprimer un cri et, saisi de panique, je sautai sur mes pieds.
— Qu’y a-t-il ? me cria-t-elle. (Terrifiée, elle se leva d’un bond et se jeta dans mes bras.) Dites-moi ! Qu’y a-t-il ?
Il était parti. Un frisson de brise chaude traversa les bambous. Rien que des ombres. Et une chute de température, comme si l’on venait de refermer la porte d’un four brûlant.
Je fermai les yeux, la tenant aussi fermement que possible, essayant de ne pas trembler et de la réconforter tout en mémorisant ce que j’avais vu : un jeune homme malicieux, souriant froidement derrière elle, vêtu de sombre, toute son énergie concentrée dans ses yeux brillants, ses dents blanches et sa peau luisante.
Elle devenait presque hystérique. La main crispée sur la bouche, elle ravalait ses sanglots. Elle me repoussa violemment et monta en courant le petit escalier menant au chemin.
— Deirdre ! appelai-je.
Mais elle avait disparu dans l’obscurité. J’aperçus une tache blanche parmi les arbres puis le bruit de ses pas disparut lui aussi.
Je me retrouvai seul dans ce vieux jardin botanique. Il faisait noir et, pour la première fois de ma vie, j’étais mort de peur. J’avais si peur que la colère me prit. Je me mis à la suivre, ou plutôt à suivre le chemin qu’elle avait emprunté, en m’efforçant de ne pas courir mais de mettre un pied devant l’autre, sans précipitation, jusqu’à ce que j’aperçoive les lumières distantes des dortoirs et la route de service derrière. Lorsque j’entendis enfin le bruit de la circulation, je me sentis en sécurité.
Je regagnai l’hôtel sans encombre, montai dans ma chambre et demandai Londres au téléphone. Une heure se passa avant qu’on puisse m’obtenir la communication. Pendant ce temps, je restai allongé sur mon lit, le téléphone à côté de moi et une seule idée m’obsédait : je l’avais vu. J’avais vu l’homme que Petyr et Arthur avaient vu. J’avais vu Lasher de mes propres yeux.
Scott Reynolds, notre directeur, était calme quand je l’eus enfin au bout du fil, mais il se montra inflexible.
— Rentrez immédiatement.
— Scott, je n’ai pas fait tout ce chemin pour me laisser effrayer par un esprit que nous étudions depuis trois cents ans.
— Est-ce ainsi que vous vous servez de votre jugeote, Aaron ? Vous qui connaissez l’histoire des sorcières Mayfair dans ses moindres détails ? Cette créature n’essaie pas de vous effrayer mais de vous appâter. Elle veut que vous tourmentiez cette fille avec vos questions. Elle est en train de la perdre et vous êtes son seul espoir de la récupérer. C’est la tante qui a raison. En faisant parler cette fille, vous redonnez à l’esprit l’énergie qui lui fait défaut.
Scott était à deux doigts de m’ordonner de tout laisser tomber. Je lui fis alors valoir que j’étais plus âgé que lui, que j’avais refusé le poste de directeur qui lui avait finalement échu et que je n’allais pas me laisser priver de cette affaire.
Le lendemain, je laissai un message à Deirdre pour l’informer que je serais au Royal Court, à La Nouvelle-Orléans. Je me rendis à Dallas dans la voiture de location puis pris le train pour La Nouvelle-Orléans. Ce voyage de huit heures me permettrait d’écrire mon journal.
Je repensai aux événements. La jeune fille avait renoncé à ses pouvoirs parapsychiques. Sa tante avait tout fait pour qu’elle rejette Lasher. Mais, de toute évidence, la bataille était perdue. Que se produirait-il si nous l’aidions ? La chaîne héréditaire se briserait-elle ? L’esprit quitterait-il cette famille ?
Tout en jetant mes pensées sur le papier, j’étais poursuivi par mon souvenir de l’apparition. La créature était si puissante ! Elle était mieux incarnée et plus puissante qu’aucun des fantômes que j’avais déjà vus. Et, pourtant, son image n’était que fragmentaire.
D’après mes connaissances, seuls les fantômes de gens récemment décédés apparaissaient avec une telle substance. Par exemple, celui du pilote tué au combat qui était apparu le jour même de sa mort dans le salon de sa sœur. Celle-ci avait dit par la suite : « Il était si réel que je voyais même la boue sur ses chaussures ! »
Les fantômes des gens morts depuis longtemps n’ont jamais une telle densité, une telle vivacité. Et les entités désincarnées ? Elles étaient capables de prendre possession du corps d’un être vivant ou d’un mort, mais apparaître d’elles-mêmes dans un état aussi solide ?
Cette créature aimait apparaître. C’était pourquoi tant de témoins l’avaient vue. Elle aimait avoir un corps, ne serait-ce que pour une fraction de seconde. Elle ne se contentait pas de parler à la sorcière d’une voix atone ou de former une image qui n’existait que dans l’esprit de la jeune fille. Non, elle se rendait matérielle afin que d’autres la voient et l’entendent. Et en faisant un effort, très important probablement, elle pouvait même avoir l’air de pleurer ou de sourire.
Quel était son dessein ? Prendre des forces pour faire des apparitions de plus en plus longues et parfaites ? Et quelle était la signification de la malédiction que Petyr avait rapportée dans une de ses lettres : « Je boirai le vin et mangerai la chair et connaîtrai la chaleur de la femme quand tu ne seras plus. »
Et enfin, pourquoi ne me tourmentait-elle pas à l’instant présent ? Avait-elle utilisé l’énergie de Deirdre pour apparaître ou la mienne ?
J’avais le sentiment que tant que je resterais éloigné de Deirdre elle ne me ferait aucun mal. Ce qui était arrivé à Petyr Van Abel avait un lien avec ses pouvoirs médiumniques et avec la façon dont la créature les avait manipulés. Chez moi, ces pouvoirs étaient très réduits. Mais ce serait une erreur de sous-estimer la créature. Je devais être sur mes gardes.
Dès mon arrivée à La Nouvelle-Orléans, à 8 heures du soir, une série de petits incidents désagréables se produisit. D’abord, je faillis me faire écraser par une voiture en sortant d’Union Station. Ensuite, le taxi qui m’emmena à l’hôtel faillit entrer en collision avec une autre voiture dans un virage.
C’est mon imagination, me dis-je. Mais en montant l’escalier menant à ma chambre, au premier étage, une partie de la vieille rampe en fer forgé se détacha sous ma main. Je faillis perdre l’équilibre. Le concierge se répandit en excuses. Une heure plus tard, tandis que je notais ces incidents dans mon carnet, un incendie éclata au troisième étage de l’hôtel.
Pendant près d’une heure, je dus attendre dehors, dans cette rue étroite du quartier français, en compagnie des autres clients de l’hôtel, jusqu’à ce que le début d’incendie soit étouffé. Quand je lui demandai ce qui s’était passé, un employé embarrassé marmonna quelque chose sur des ordures dans un placard et m’assura que tout était rentré dans l’ordre.
Pendant un long moment, je considérai la situation. Tous ces faits pouvaient n’être que des coïncidences. J’étais indemne et ce qu’il me fallait maintenant c’était une disposition d’esprit résolue. Je décidai de me mouvoir désormais avec bien plus de circonspection, de regarder attentivement autour de moi et d’épier en permanence tout ce qui se passait.
La nuit passa sans incident majeur, mis à part le fait que je me réveillais tout le temps. Le lendemain matin, après le petit déjeuner, je téléphonai à nos détectives de Londres et leur demandai d’engager un enquêteur au Texas pour surveiller Deirdre Mayfair aussi discrètement que possible.
Puis j’écrivis une longue lettre à Cortland. Je lui expliquai qui j’étais, ce qu’était le Talamasca et comment nous avions suivi l’histoire des Mayfair depuis le XVIIe siècle, époque à laquelle l’un de nos membres avait sauvé Deborah Mayfair dans son village natal de Donnelaith. Je lui parlai de Deborah, peinte par Rembrandt à Amsterdam, et lui exposai que nous nous intéressions aux descendants de Deborah à cause de leurs pouvoirs parapsychiques, qui se manifestaient à chaque génération, que nous étions désireux d’entrer en contact avec la famille afin de faire connaître le contenu de nos archives à ceux qui seraient intéressés.
Je recopiai ma lettre à l’intention de Carlotta Mayfair et, après mûre réflexion, ajoutai l’adresse et le numéro de téléphone de l’hôtel. Après tout, pourquoi se cacher derrière un numéro de boîte postale ?
Je me rendis à First Street, glissai la lettre pour Carlotta dans la boîte puis en fis de même à Métairie, chez Cortland. Cela fait, pris d’une prémonition, je retournai à l’hôtel et prévins la réception que je serais au bar du premier étage et y resterais toute la soirée.
Le petit bar tranquille donnait sur une cour charmante. Pour une raison que je ne saurais expliquer, je m’installai dos à cette cour, face aux portes donnant sur le couloir. Je me sentais bien.
Vers 8 heures, je levai les yeux de mon journal et m’aperçus que quelqu’un était debout tout près de ma table. C’était Cortland.
Je venais de terminer mon récit sur les sorcières Mayfair, comme je l’ai déjà dit, et j’avais étudié un grand nombre de photos de Cortland. Mais quand nos regards se croisèrent, ce ne fut pas à ces photos-là que je pensai.
L’homme de grande taille aux cheveux foncés qui me souriait était l’image même de Julien Mayfair, mort en 1914. Les différences étaient infimes : c’était Julien avec des yeux plus grands, des cheveux plus sombres et une bouche peut-être un peu plus généreuse. Mais c’était Julien tout craché. Soudain, son sourire me parut grotesque comme un masque.
Dieu merci, ce n’est pas Carlotta, me dis-je. C’est alors qu’il me répondit :
— Je ne pense pas que vous aurez des nouvelles de ma cousine Carlotta. Mais je crois qu’il est temps que nous parlions, tous les deux.
Sa voix était très agréable mais dénuée de toute sincérité. La lueur de ses yeux était charmante mais plutôt glaçante.
Il était évident que cet homme me haïssait ou me considérait comme un être nuisible. Il se tourna et interpella le barman :
— La même chose pour M. Lightner, s’il vous plaît, et un xérès pour moi.
Il s’assit de l’autre côté de la petite table de marbre, ses longues jambes croisées.
— Cela vous ennuie-t-il si je fume, monsieur Lightner ? Merci.
Il sortit de sa poche un magnifique étui à cigarettes en or, m’offrit une cigarette que je refusai et s’en alluma une. A nouveau, son comportement amical me parut complètement forcé. Je me demandai l’impression qu’il ferait à une personne normale.
— Je suis content que vous soyez venu, monsieur Mayfair.
— Appelez-moi Cortland, dit-il. Il y a tellement de M. Mayfair.
Je sentis un danger et fis un gros effort pour cacher mes pensées.
— Si vous voulez bien m’appeler Aaron, je vous appellerai Cortland avec plaisir.
Il hocha la tête et adressa un sourire distrait à la serveuse qui apportait nos verres. Il but une gorgée de xérès.
C’était un personnage extrêmement séduisant. Je pensai à Llewellyn et à la description qu’il m’avait faite de Julien. Mais il fallait que je sorte tout cela de mon esprit. Mon intuition me disait que je courais un danger et le charme subjuguant de cet homme y était pour quelque chose. Il se croyait très séduisant et très habile, et il l’était.
Regardant mon verre de bourbon, je fus frappé par la position de sa main sur son étui à cigarettes, à deux doigts de mon verre. J’étais convaincu que cet homme me voulait du mal. C’était complètement inattendu. Jusque-là, je croyais que le danger viendrait de Carlotta.
— Veuillez m’excuser, dit-il en feignant un air de surprise, comme s’il venait de se rappeler quelque chose. J’ai un médicament à prendre… si je le trouve.
Il fouilla dans ses poches puis sortit quelque chose de son manteau. C’était un petit flacon de comprimés.
— Appréciez-vous votre séjour à La Nouvelle-Orléans ? me demanda-t-il. (Il se retourna pour demander un verre d’eau.) Je sais que vous êtes allé au Texas pour voir ma nièce. Mais vous avez certainement visité la ville. Que pensez-vous de ce jardin derrière vous ? Il a une histoire. On vous l’a racontée ?
Je me tournai pour regarder par-dessus mon épaule. J’aperçus les pavés, une fontaine et, au-delà, dans l’ombre, un homme debout devant une porte. Un homme mince, à contre-jour, sans visage, immobile. Le frisson qui parcourut ma colonne vertébrale avait quelque chose de délicieux. Je continuai à regarder l’homme et, lentement, sa silhouette disparut.
Je me retournai, et Cortland me dit :
— Une femme s’est suicidée dans ce petit jardin. Il paraît qu’une fois par an l’eau qui coule de la fontaine est toute rouge de son sang.
— Tout à fait charmant, murmurai-je.
Il leva son verre d’eau et en but la moitié. Avalait-il ses comprimés ? Le petit flacon avait disparu. J’observai mon verre. Pour rien au monde je ne l’aurais touché. Je jetai un regard distrait sur mon stylo, laissé à côté de mon carnet, puis le mis dans ma poche. J’étais si absorbé par tout ce que j’avais vu et entendu que je ne ressentais aucun besoin de parler.
— Eh bien, monsieur Lightner ! Venons-en au fait !
— Bien sûr, dis-je.
Un sentiment d’exaltation me parcourut. J’étais assis en face du fils de Julien, Cortland, qui venait de glisser une drogue, létale, indubitablement, dans mon verre. Il pensait s’en sortir aussi facilement. Soudain, je pris conscience de la réalité. J’étais en plein dedans. Je n’étais plus dans mes archives, à Londres. J’étais au cœur de l’histoire.
Je dus lui sourire. Je savais qu’un sentiment écrasant de tristesse allait suivre cette bouffée d’émotion. Le salaud essayait de me tuer.
— J’ai étudié cette histoire du Talamasca et tout le reste, dit-il d’une voix parfaitement artificielle. Nous ne pouvons rien pour vous. Nous ne pouvons vous obliger à nous révéler vos informations sur notre famille parce qu’elles sont très confidentielles et ne sont pas destinées à être publiées ou mal utilisées. Nous ne pouvons vous obliger à arrêter de réunir des renseignements tant que vous n’enfreignez aucune loi.
— C’est parfaitement exact.
— Mais nous pouvons vous donner du fil à retordre et vous rendre légalement impossible de vous approcher de nous. Mais cela serait onéreux pour nous et ne vous arrêterait probablement pas. Du moins si vous êtes bien ce que vous dites.
Il fit une pause, tira sur sa cigarette et lança un regard vers mon verre.
— Me suis-je trompé dans la commande, monsieur Lightner ?
— Vous n’avez rien commandé. La serveuse a juste apporté un autre verre de la boisson que j’ai bue tout l’après-midi. J’aurais dû vous en empêcher, j’ai bien assez bu comme ça.
Ses yeux se durcirent. En fait, son masque souriant s’était complètement volatilisé. En ce court instant où il ne se surveillait pas, il paraissait presque jeune.
— Vous n’auriez pas dû aller au Texas, monsieur Lightner, dit-il froidement. Vous n’auriez jamais dû bouleverser ma nièce.
— Je suis d’accord avec vous. Je n’aurais pas dû la bouleverser. Mais j’étais inquiet pour elle et je voulais lui offrir mon aide.
— C’est très présomptueux de votre part.
Je sentais chez lui un soupçon de colère. Ou était-il simplement ennuyé que je ne boive pas mon bourbon ? Je le regardai un long moment, laissant mon esprit se vider jusqu’à ce que tout son, tout mouvement et toute couleur en soit effacé. Il n’y avait plus que son visage et une petite voix dans ma tête m’apprenant ce que je voulais savoir.
— Oui, c’est très présomptueux. Mais, vous voyez, c’est un de nos membres, Petyr Van Abel, qui était le père de Charlotte Mayfair. Elle est née en France en 1664. Quand, plus tard, il a fait le voyage jusqu’à Saint-Domingue pour voir sa fille, elle l’a emprisonné. Et avant que votre esprit, Lasher, lui fasse trouver la mort sur une route déserte près de Port-au-Prince, il s’est accouple avec sa propre fille et est devenu le père de Jeanne-Louise, la fille de Charlotte. Il était donc le grand-père d’Angélique et l’arrière-grand-père de Marie-Claudette, qui a fait construire Riverbend et institué l’héritage que vous administrez maintenant pour le compte de Deirdre. Vous me suivez ?
De toute évidence, il était incapable de prononcer un mot. Il me regardait, sa cigarette se consumant entre ses doigts. Je ne percevais aucun signe de malveillance ou de colère. En lui jetant un regard amical, je poursuivis :
— Vos ancêtres sont les descendants de notre membre Petyr Van Abel. Les sorcières Mayfair et le Talamasca ont donc un lien de parenté. D’autres choses encore nous rapprochent, après toutes ces années. Stuart Townsend, par exemple, notre membre disparu à La Nouvelle-Orléans après avoir rendu visite à Stella en 1929. Vous souvenez-vous de lui ? Le mystère de sa disparition n’a jamais été élucidé.
— Vous êtes fou, monsieur Lightner, dit-il sans changer d’expression.
Il tira sur sa cigarette et l’écrasa alors qu’il en restait la moitié.
— Votre esprit, ce Lasher, a tué Petyr Van Abel, dis-je posément. Est-ce lui que j’ai aperçu à l’instant ? Là-bas ? (Je fis un geste vers le jardin.) Il est en train de rendre votre nièce complètement folle, n’est-ce pas ?
Cortland subit soudain un changement notable. Son visage, magnifiquement encadré par ses cheveux sombres, prit un air médusé.
— Vous êtes sérieux ?
Ce furent ses premiers mots sincères depuis le début de notre entrevue.
— Bien sûr. A quoi bon essayer de tromper quelqu’un qui sait lire dans les pensées ? Ce serait stupide, non ? (Je regardai mon verre.) Tout aussi stupide qu’espérer que je boive ce bourbon et meure de la même façon que Stuart Townsend ou Cornell Mayfair.
Il tenta de cacher sa déconvenue derrière un regard inexpressif.
— C’est une très grave accusation.
— J’ai toujours cru que c’était Carlotta. Je me suis trompé, n’est-ce pas ? C’était vous.
— Ce que vous pensez n’intéresse personne ! murmura-t-il. Comment osez-vous me dire cela ?
Il ravala sa colère, remua un peu sur son siège, les yeux toujours fixés sur moi, prit son étui en or et alluma une autre cigarette. Son attitude se métamorphosa soudainement et, pour la première fois, il eut l’air honnête.
— Que diable cherchez-vous, monsieur Lightner ? Très sérieusement, que voulez-vous ?
— Nous voulons vous connaître ! dis-je, plutôt surpris de m’entendre. Vous connaître parce que nous en savons long sur vous et pourtant nous ne savons rien. Nous voulons vous dire tout ce que nous savons, la moindre information que nous avons, concernant qui vous êtes et qui il est. Et nous voulons que vous nous parliez, que vous nous fassiez confiance et nous admettiez. Et, enfin, nous voulons dire à Deirdre Mayfair : « Il y a d’autres gens comme vous, qui voient des esprits. Nous savons combien vous souffrez et nous pouvons vous aider. Vous n’êtes pas seule. »
Il m’examina, se carra dans son fauteuil, détourna les yeux, fit tomber la cendre de sa cigarette et demanda un autre verre.
— Pourquoi ne buvez-vous pas mon bourbon ? l’interrogeai-je. Je n’y ai pas touché.
Je me surprenais encore. Il me regarda.
— Je n’aime pas le bourbon. Merci bien.
— Qu’avez-vous mis dedans ?
Il se replongea dans ses pensées. L’air vraiment mal à l’aise, il regarda le garçon poser son verre sur la table.
— Ce que vous avez écrit dans votre lettre sur le portrait de Deborah Mayfair, à Amsterdam, c’est vrai ?
J’acquiesçai.
— Nous avons des portraits de Charlotte, Jeanne-Louise, Angélique, Marie-Claudette, Marguerite, Katherine, Mary Beth, Julien, Stella, Antha et Deirdre…
Il eut un geste d’impatience.
— Je suis venu à cause de Deirdre, repris-je. La jeune fille à qui j’ai parlé au Texas est au bord de la dépression nerveuse.
— Vous pensez que vous l’avez aidée ?
— Non, et je le regrette profondément. Je peux comprendre que vous refusiez tout contact avec nous. Mais nous pouvons vraiment aider Deirdre.
Pas de réponse. Il but son xérès. J’essayai de voir les choses de son point de vue mais je n’y parvins pas. Je n’avais jamais tenté d’empoisonner quelqu’un. Je n’avais pas la moindre idée de la personne qu’il était réellement. L’homme que je connaissais d’après l’histoire de sa famille n’avait rien à voir avec celui-là.
— Votre père, Julien, m’aurait-il parlé ? demandai-je.
— Aucune chance, dit-il en levant les yeux, comme venant de se réveiller. (Pendant un instant, il eut l’air perdu.) Mais ne savez-vous pas, d’après vos observations, qu’il était l’un d’eux ?
— Et vous ?
— Non, dit-il avec empressement en secouant la tête. Pas vraiment. (Il eut l’air triste et parut vieux.) Écoutez, espionnez-nous si vous le désirez. Traitez-nous comme une famille royale…
— C’est exactement ce que nous faisons.
— Vous êtes des historiens, d’après ce que m’ont dit mes contacts à Londres. Historiens, érudits, parfaitement respectables, inoffensifs…
— Je suis flatté.
— Mais laissez ma nièce tranquille. Elle a une chance d’être heureuse, maintenant. Et tout cela doit se terminer maintenant. Il le faut.
— Est-elle l’un d’eux ? demandai-je.
— Bien sûr que non. Justement. Vous ne voyez pas qu’il n’y a personne pour prendre la suite ? Vous vous seriez donc démenés pour rien ? N’avez-vous pas constaté la désintégration du pouvoir ? Stella n’était pas non plus l’un d’eux. La dernière était Mary Beth. Enfin, Julien, mon père, et Mary Beth…
— Je sais. Et votre ami le spectre ? Va-t-il permettre que cela finisse ?
— Vous croyez à Lasher ? (Il sourit imperceptiblement.) Vraiment, monsieur Lightner, vous y croyez ?
— Je l’ai vu, dis-je simplement.
— Pure imagination, monsieur. Ma nièce m’a dit qu’il faisait très sombre dans ce jardin.
— Cessez donc ! Avons-nous fait tout ce chemin pour dire de pareilles bêtises ? Je l’ai vu, Cortland. Il a souri quand je l’ai aperçu, et il était très substantiel et très vivant.
Le sourire de Cortland se fit plus petit, plus ironique. Il leva les sourcils et soupira.
— Il aimerait sûrement vous entendre, monsieur Lightner.
— Est-ce que Deirdre peut le faire partir ?
— Bien sûr que non. Mais elle peut l’ignorer. Elle peut vivre comme s’il n’existait pas. Antha n’y arrivait pas et Stella ne le voulait pas. Mais Deirdre est plus forte qu’elles. Elle tient beaucoup de Mary Beth. C’est ce que les autres ne comprennent pas…
Il sembla se reprendre pour ne pas aller plus loin. Il ramassa son étui à cigarettes et son briquet et se leva lentement.
— Envoyez-moi votre récit, je le lirai. Ensuite, peut-être, nous pourrons en reparler. Mais ne vous approchez plus de ma nièce, monsieur Lightner. Comprenez bien que je ferai tout pour la protéger de ceux qui voudraient l’exploiter ou lui faire du mal. Tout, vous m’entendez !
Il se retourna pour s’en aller.
— Et mon verre ? demandai-je en me levant. Et si j’appelais la police pour qu’elle l’examine ?
— Monsieur Lightner, nous sommes à La Nouvelle-Orléans ! (Il sourit et me fit un clin d’œil charmant.) Allez, retournez à votre tour de guet et à votre télescope et observez-nous de loin !
Je le regardai partir. Il marchait avec grâce à longues foulées. Il se retourna en atteignant la porte et m’adressa un signe de main sympathique.
J’allais ramasser mon carnet et mon stylo pour monter dans ma chambre lorsque je vis le concierge dans le couloir, dans l’encadrement de la porte. Il avança vers moi.
— Vos bagages sont prêts, monsieur Lightner. Et votre voiture arrive.
Il était très aimable. On ne lui avait pas dit qu’il était chargé de m’expulser de la ville.
— Vraiment ? Et vous avez tout emballé ? dis-je en regardant mes deux sacs.
Sortant dans le couloir, je vis une vieille et longue limousine noire s’arrêter devant la porte.
— C’est ma voiture ? demandai-je encore.
— Oui. M. Cortland nous a dit de prendre des dispositions pour que vous attrapiez l’avion de 10 heures pour New York. Quelqu’un vous attend avec votre billet à l’aéroport. Il vous reste suffisamment de temps.
— Quelle délicate attention !
Je sortis des billets de ma poche mais le porteur les refusa.
— M. Cortland s’est occupé de tout, monsieur. Dépêchez-vous si vous ne voulez pas manquer l’avion.
— Effectivement. Mais je suis superstitieux avec les voitures noires. Appelez-moi un taxi, s’il vous plaît.
Le taxi m’emmena non pas à l’aéroport mais à la gare. Je réussis à obtenir une couchette pour Saint Louis et, de là, me rendis à New York. Lorsque j’eus Scott au téléphone, il se montra à nouveau inflexible. Il fallait réévaluer les données. Je devais arrêter mes recherches et rentrer tout de suite.
A mi-chemin au-dessus de l’Atlantique, je tombai malade. En arrivant à Londres, j’avais une forte fièvre. Scott m’attendait avec une ambulance pour me conduire à l’hôpital. Je passais mon temps à perdre et à reprendre conscience.
— Cherchez une trace de poison, eus-je la force de dire.
Ce furent mes derniers mots pendant huit heures. Lorsque je revins à moi, j’avais toujours de la fièvre mais j’étais très rassuré d’être en vie. Scott et deux autres bons amis étaient dans ma chambre.
— Vous avez effectivement été empoisonné. Le pire est passé. Vous rappelez-vous votre dernier verre avant de monter dans l’avion ?
— Cette femme, dis-je.
— Racontez-moi.
— J’étais au bar de l’aéroport, à New York. J’avais pris un scotch. Elle était empêtrée dans ses bagages et elle m’a demandé si je pouvais aller lui chercher un porteur. Elle toussait comme une tuberculeuse. Elle avait l’air mal en point. Pendant que j’allais chercher le porteur, elle s’est assise à ma table.
— Elle vous a empoisonné au ricin. C’est un poison très courant et puissant. C’est probablement aussi ce que Cortland a mis dans votre bourbon. Vous êtes hors de danger mais vous allez vous sentir mal encore deux jours.
— Seigneur !
J’avais à nouveau des crampes d’estomac.
— Ils ne nous parleront jamais, Aaron, dit Scott. Pourquoi le feraient-ils ? Ils tuent des gens. C’est fini. Pour l’instant, en tout cas.
— Ils ont toujours tué des gens, Scott, dis-je d’une voix faible. Mais pas Deirdre Mayfair. Je veux mon journal.
Les crampes devinrent insupportables. Je refusai l’injection que me proposait le médecin.
— Aaron, c’est le médecin-chef du service de toxicologie ! Sa réputation est irréprochable. Nous avons contrôlé les infirmières et il n’y a que des gens à nous dans cette pièce.
A la fin de la semaine, je pus retourner à la maison mère et pendant ma convalescence je relus toute l’histoire Mayfair. J’y ajoutai certains éléments, dont le témoignage de Richard Llewellyn et ceux de quelques personnes que j’avais rencontrées avant d’aller voir Deirdre au Texas.
Ma conclusion était que Cortland s’était débarrassé de Stuart et probablement de Cornell. Cela se tenait. Et pourtant il restait tellement de zones d’ombre. Que voulait protéger Cortland en commettant ces crimes ? Et pourquoi combattait-il constamment Carlotta ?
Entre-temps, nous avions reçu des nouvelles de Carlotta sous la forme d’un mitraillage de lettres de menaces envoyées par son cabinet juridique au nôtre, nous enjoignant de « cesser notre ingérence » dans sa vie privée, de lui communiquer la totalité des informations que nous possédions sur elle et sa famille, de « maintenir une distance de sécurité de cent mètres entre nous et chacun des membres de sa famille et leurs propriétés et de ne rien entreprendre, sous quelque forme et de quelque façon que ce soit, pour prendre contact avec Deirdre Mayfair », etc., jusqu’à la nausée, aucune de ces menaces ou requêtes n’ayant la moindre validité en droit.
Nous donnâmes pour consigne à nos avocats de ne pas répondre et le conseil se réunit pour discuter de toute cette affaire.
Une fois de plus, nous avions tenté un contact et avions été refoulés. Or il fallait continuer les investigations et l’on me donna carte blanche. Mais plus personne ne devait approcher la famille.
Je ne discutai pas la conclusion du conseil. A ce moment-là, je ne pouvais même pas boire un verre de lait sans me demander si j’allais en mourir. Et je n’arrivais pas à chasser de mon esprit le sourire artificiel de Cortland.
SUITE DE L’HISTOIRE DE DEIRDRE MAYFAIR
Mes enquêteurs du Texas étaient trois grands professionnels, dont deux avaient autrefois travaillé pour le gouvernement des États-Unis. Tous les trois reçurent pour instruction de ne jamais déranger ni effrayer Deirdre, quoi qu’il arrive.
— Le bonheur de cette jeune fille et sa tranquillité d’esprit me tiennent à cœur. N’oubliez pas qu’elle a un pouvoir télépathique. Alors si vous l’approchez à moins de quinze mètres elle saura que vous la surveillez. S’il, vous plaît, faites bien attention.
Qu’ils m’aient cru ou non, ils suivirent ma consigne à la lettre et nous n’avons jamais su si Deirdre se savait observée.
Elle se comporta très bien durant le semestre d’automne. Ses notes étaient excellentes, ses compagnes et ses professeurs l’aimaient bien. Toutes les six semaines environ, sa cousine Rhonda Mayfair et le professeur Ellis Clément, son mari et professeur d’anglais de Deirdre, l’emmenaient dîner en ville.
Le registre des sorties indique également que Cortland allait souvent la chercher le vendredi ou le samedi pour passer la soirée à Dallas.
Carlotta et Cortland ne se parlaient toujours pas. Ils échangeaient des lettres haineuses sur des détails financiers concernant Deirdre.
— Il essaie de la prendre entièrement sous sa coupe, pour son bien, dit une secrétaire de Cortland à une amie. Cette vieille femme n’arrivera pas à ses fins. Elle le menace de le traîner devant les tribunaux.
Au cours du trimestre de printemps, l’état de Deirdre commença à se détériorer. Elle manquait des cours et ses compagnes de dortoir disaient qu’elle pleurait parfois toute la nuit et ne répondait pas quand elles frappaient à sa porte. Un soir, elle fut ramassée par le service d’ordre du campus dans un petit parc, en ville. Elle semblait ne pas savoir ce qu’elle faisait là.
Finalement, elle fut convoquée au bureau du doyen. Elle manquait trop souvent les cours et, quand elle y assistait, ses professeurs se plaignaient de son inattention.
En avril, elle commença à avoir des nausées tous les matins. Au bout d’un certain temps, ses compagnes, qui l’entendaient vomir dans la salle de bains commune, allèrent voir la responsable des dortoirs.
— Personne ne voulait la dénoncer. Nous avions peur. Et si elle avait essayé de se faire du mal ? dira l’une des pensionnaires.
Lorsque la responsable des dortoirs suggéra à Deirdre qu’elle était peut-être enceinte, celle-ci fondit en larmes et dut être hospitalisée jusqu’à ce que Cortland aille la chercher, le 1er mai.
Ce qui s’est passé ensuite reste un mystère. D’après les registres de l’hôpital de la Pitié de La Nouvelle-Orléans, on peut supposer que Deirdre fut directement emmenée dans cet établissement et qu’elle y avait une chambre individuelle. Les religieuses infirmières, dont beaucoup étaient des professeurs à la retraite de l’école Saint Alphonse et avaient connu Deirdre, vérifièrent que le médecin de Carlotta, le docteur Gallagher, s’occupait de Deirdre et qu’effectivement elle attendait un enfant.
— Cette jeune fille va se marier, dit-il aux sœurs, et je ne veux pas que l’on médise à son sujet. Le père est un professeur de Denton, au Texas, et il est en route pour La Nouvelle-Orléans.
Trois semaines plus tard, sous sédatif et surveillée par une infirmière, Deirdre fut ramenée en ambulance à First Street. Dans la paroisse, tout le monde avait appris qu’elle était enceinte, qu’elle allait bientôt se marier et que son futur mari, un professeur, était « un homme marié ».
Ce fut un véritable scandale pour ceux qui connaissaient la famille depuis des générations. Les vieilles paroissiennes chuchotaient entre elles sur les marches de l’église : « Un homme marié, vous vous rendez compte ? » Quand Mlle Millie et Mlle Belle passaient devant eux, les gens leur lançaient des regards furtifs. Certains disaient que Carlotta ne s’en mêlerait pas. Ce furent Mlle Millie et Mlle Belle qui emmenèrent Deirdre chez Gus Mayer pour lui acheter une adorable robe bleue, des escarpins en satin bleu, un sac blanc et un chapeau pour le mariage.
— Elle était tellement abrutie par les médicaments qu’elle ne devait même pas savoir où elle était, dira l’une des vendeuses. C’est Mlle Millie qui a tout choisi. Deirdre était assise, blanche comme un linge, et répétait « Oui, tante Millie » comme un automate.
A l’époque, les médecins croyaient que le placenta protégeait le bébé contre les drogues administrées à sa mère. Des infirmières racontèrent qu’à sa sortie de l’hôpital Deirdre était tellement bourrée de médicaments qu’elle ne comprenait même pas ce qui se passait autour d’elle. Carlotta était venue en début d’après-midi, ce jour-là, et l’avait fait sortir de l’établissement.
— Un peu plus tard, Cortland Mayfair est venu lui rendre visite, m’apprit un jour, sous le sceau du secret, sœur Bridget Marie. Il s’est mis dans une colère noire quand il a vu qu’elle n’était plus là !
Les commérages des bureaux respectifs de Cortland et Carlotta ne firent qu’épaissir le mystère. Dans un accès de colère, Cortland dit un jour à sa secrétaire que Carlotta croyait pouvoir l’empêcher d’entrer dans la maison où il était né. « Eh bien, elle se fait des illusions ! » aurait-il ajouté.
Le 1er juillet apporta son lot d’informations qui firent rapidement le tour de la paroisse. Le futur mari de Deirdre, ce « professeur » qui quittait sa femme pour l’épouser, s’était tué en voiture sur la route longeant le fleuve. La barre d’accouplement de sa voiture s’était rompue et la voiture avait tiré à droite, à grande vitesse, heurté un chêne et explosé. Deirdre Mayfair, célibataire et à peine âgée de dix-huit ans, allait abandonner son bébé. Un membre de la famille allait l’adopter. Mlle Carlotta s’occupait de toutes les formalités.
— Mon grand-père fut outré quand il entendit parler de l’adoption, rapporta Ryan Mayfair de nombreuses années plus tard. Il voulait parler à Deirdre et entendre de sa propre bouche qu’elle voulait abandonner son enfant. Mais il n’arrivait pas à pénétrer dans la maison de First Street. Alors il est allé voir le père Lafferty mais celui-ci était du côté de Carlotta.
Tous ces événements sont tragiques car on est en droit de penser que Deirdre aurait échappé à la malédiction de First Street si le père de son enfant n’avait pas trouvé la mort dans un accident de la route. Année après année, cette triste histoire fut colportée par les paroissiens et me parvint en 1988 par l’intermédiaire de Rita Mae Lonigan. Tout porte à croire que le père Lafferty croyait à l’histoire du père texan. C’était aussi le cas des Mayfair : Béatrice, Pierce et même Rhonda et son mari, Ellis Clément.
Mais tout cela était faux.
Dès le début, nos enquêteurs ne cachèrent pas leur scepticisme. Un professeur du collège avec Deirdre Mayfair ? Lequel ? Ellis Clément, sous constante surveillance, était à exclure. Il connaissait à peine Deirdre.
En fait, il n’existait à Denton aucun homme qui aurait fréquenté Deirdre. On ne l’avait jamais vue en compagnie d’un homme. De plus, aucun professeur de l’université ou d’une école voisine n’était jamais mort dans un accident de voiture en Louisiane. Et, à notre connaissance, il n’y eut même aucune victime d’accident sur cette route au cours de l’année 1959.
Cette pure invention cachait-elle une histoire encore plus scandaleuse et tragique ? Nous avons mis du temps à rassembler les pièces du puzzle. Lorsque nous avons appris l’accident, les démarches légales pour l’adoption du bébé de Deirdre étaient déjà faites. Et, lorsque nous avons su qu’il n’y avait eu aucun accident, l’adoption était un fait accompli.
Selon les archives du tribunal, Ellie Mayfair vint à La Nouvelle-Orléans pendant le mois d’août de cette année-là pour signer les papiers d’adoption dans le bureau de Carlotta bien qu’aucun membre de la famille n’ait eu vent de son passage.
Graham Franklin, le mari d’Ellie, raconta à un de ses associés que l’adoption avait causé un sacré grabuge dans la famille.
— Ma femme cessa toutes relations avec son grand-père. Celui-ci ne voulait pas que nous adoptions Rowan, Heureusement, ce vieux corniaud est mort avant la naissance du bébé !
Mlle Millie et Mlle Belle achetèrent des liseuses et des chemises de nuit magnifiques chez Gus Mayer. Les vendeuses l’interrogèrent à propos de « la pauvre Deirdre ».
— Oh ! elle va du mieux possible, dit Mlle Millie. Ce fut terrible, vraiment terrible !
— Mlle Belle raconta à une femme, dans la chapelle, que Deirdre traversait « à nouveau une mauvaise passe ».
Que s’est-il réellement passé à First Street pendant tous ces mois ? Nous pressâmes nos enquêteurs de découvrir tout ce qu’ils pouvaient. A notre connaissance, une seule personne vit Deirdre pendant les derniers mois de sa « réclusion » mais nous ne pûmes l’interroger avant 1988.
A l’époque, son médecin et l’infirmière qui veillait sur elle huit heures par jour étaient muets comme des tombes.
Le père Lafferty disait que la jeune fille s’était résignée à l’adoption. Lors d’une visite, Béatrice Mayfair ne fut pas autorisée à la voir mais but un verre de vin avec Millie qui lui dit que toute cette affaire lui brisait le cœur.
Le 1er octobre, Cortland était affreusement inquiet. Ses secrétaires rapportèrent qu’il ne cessait d’appeler Carlotta et que chaque fois qu’il se rendait à First Street il se faisait éconduire. Enfin, l’après-midi du 20 octobre, il raconta à sa secrétaire qu’il entrerait dans la maison et verrait sa nièce, dût-il enfoncer la porte.
A 5 heures, un voisin l’aperçut assis au bord du trottoir, à l’angle de First Street et de Chestnut Street, les vêtements déchirés et du sang coulant d’une coupure à la tempe.
— Appelez-moi une ambulance, dit-il. Il m’a poussé dans l’escalier !
La femme du voisin resta à ses côtés jusqu’à l’arrivée de l’ambulance mais il ne prononça pas un mot de plus. Il fut emmené d’urgence au dispensaire Touro. L’interne de service racontera plus tard que Cortland était contusionné, que son poignet était brisé et qu’il saignait de la bouche. « Cet homme a des blessures internes », dit-il. Et il appela immédiatement l’équipe d’urgence.
Cortland attrapa alors la main de l’interne et lui demanda d’aider Deirdre Mayfair qui était retenue prisonnière dans sa propre maison. « Ils vont lui prendre son bébé contre sa volonté. Aidez-la ! » Puis il mourut.
Une autopsie hâtive indiqua des hémorragies internes importantes et des blessures à la tête. Lorsque le jeune interne parla de demander une enquête judiciaire, les fils de Cortland s’empressèrent de le rassurer. Ils venaient de parler avec leur cousine Carlotta Mayfair. Leur père était tombé dans l’escalier, avait refusé qu’on appelle un médecin et avait quitté la maison tout seul. Carlotta ne se doutait pas qu’il était blessé à ce point et ignorait qu’il s’était assis sur le trottoir à l’angle de la rue. Elle avait beaucoup de chagrin. Le voisin aurait dû sonner à la porte.
Aux obsèques de Cortland, on raconta la même histoire à la famille. Belle et Millie assises tranquillement derrière lui, Pierce, le fils de Cortland, s’adressa à tout le monde pour dire que son père avait l’esprit embrouillé au moment où il avait déclaré au voisin qu’un homme l’avait poussé dans l’escalier. En fait, aucun homme n’était présent à First Street. Carlotta l’avait vu tomber elle-même, ainsi que Nancy, qui s’était précipitée en vain pour le rattraper.
Quant à l’adoption, Pierce était farouchement pour. Sa nièce Ellie donnerait au bébé l’environnement idéal. Il était dramatique que Cortland fût contre cette adoption mais, après tout, il avait quatre-vingts ans. Depuis quelque temps, sa faculté de jugement commençait à s’altérer.
Les obsèques furent grandioses et se déroulèrent sans incident. L’entrepreneur des pompes funèbres indiquera seulement des années plus tard que plusieurs vieillards de la famille, assis tout au fond pendant le petit « discours » de Pierce, s’étaient montrés très sarcastiques. « Bien sûr qu’il n’y a aucun homme dans cette maison », dit l’un d’entre eux. « Oh non ! Pas d’homme, juste quelques adorables vieilles dames. » « Je n’ai jamais vu d’homme là-bas, et vous ? » « Non, jamais de la vie. » Et ainsi de suite.
Lorsque des cousins se présentèrent à la maison pour voir Deirdre, on leur servit la même histoire que celle de Pierce à l’enterrement et on leur dit que Deirdre ne se sentait pas assez bien pour les voir. D’ailleurs, elle ne voulait même pas voir Cortland. Elle ignorait et devait continuer à ignorer qu’il était mort.
Apparemment, tout le monde tenait l’adoption pour la meilleure solution. Cortland n’aurait jamais dû s’en mêler. Comme le dira Ryan Mayfair, son petit-fils : « La pauvre Deirdre n’était pas plus faite pour être mère que la Folle de Chaillot. Mais je crois que mon grand-père se sentait responsable. C’était lui qui l’avait emmenée au Texas. Il s’en voulait. Il voulait être certain qu’elle désirait abandonner l’enfant. Mais ce que voulait Deirdre n’était peut-être pas ce qu’il y avait de plus important. »
A l’époque, j’appréhendais les informations en provenance de la Louisiane. La nuit, dans mon lit, je ne cessais de penser à Deirdre, me demandant s’il y avait un moyen de savoir ce qu’elle voulait vraiment ou ressentait. Scott Reynolds était plus impitoyable que jamais : pas question d’intervenir. Deirdre savait où nous joindre. Cortland aussi. Carlotta Mayfair aussi. Nous ne pouvions rien faire de plus.
Ce n’est qu’en janvier 1988, près de trente ans plus tard, que je sus par une amie d’enfance de Deirdre, Rita Mae Dwyer Lonigan, que Deirdre avait tenté désespérément de me joindre. J’en eus le cœur brisé. Quand je pense que j’avais passé des nuits, trente ans plus tôt, à me dire : « Je ne peux pas l’aider mais je dois essayer. Mais comment faire ? Par quel moyen y arriver ? »
En fait, je n’aurais probablement rien pu faire pour elle. Si Cortland n’avait pu empêcher l’adoption, comment aurais-je pu y parvenir ? Et pourtant, dans mes rêves, je me vois sortir Deirdre de la maison de First Street et l’amener à Londres. Et je la vois comme une jeune femme normale et en pleine santé.
La réalité est tout autre.
Le 7 novembre 1959, Deirdre donna le jour, à 5 heures du matin, à Rowan Mayfair, une petite fille aux cheveux clairs, pesant près de quatre kilos et en pleine santé. Quelques heures plus tard, émergeant à peine de son anesthésie générale, Deirdre était entourée d’Ellie Mayfair, du père Lafferty, de Carlotta Mayfair et de deux religieuses infirmières qui racontèrent plus tard la scène dans le détail à sœur Bridget Marie.
Le père Lafferty tenait le bébé dans ses bras. Il expliqua qu’il venait de le baptiser dans la chapelle de l’hôpital et montra à Deirdre le certificat de baptême au nom de Rowan Mayfair.
— Embrassez votre bébé, Deirdre, dit-il. Et donnez-le à Ellie. Elle est prête à partir.
Deirdre obtempéra. Elle avait insisté pour que l’enfant porte le nom de Mayfair et, cette condition remplie, elle laissait partir son bébé. Aveuglée par les larmes, elle l’embrassa et laissa Ellie le lui prendre des bras. Puis elle tourna la tête et se mit à sangloter dans l’oreiller. Le père Lafferty dit : « Il vaut mieux la laisser seule. »
Plus de dix ans plus tard, sœur Bridget Marie expliqua la signification du prénom Rowan.
— Carlotta est la marraine de l’enfant. Je crois qu’ils ont choisi l’un des médecins comme parrain, pressés qu’ils étaient de procéder au baptême. Lorsque Carlotta a dit au prêtre que le prénom de l’enfant était Rowan[1], celui-ci lui a dit :
— Vous savez, Carlotta Mayfair, ce n’est pas un prénom de sainte.
Alors, à sa manière abrupte, Carlotta répondit :
— Ignorez-vous, mon père, que le sorbier était et est toujours l’arbre qui protège de la sorcellerie et du mal ? En Irlande, on accroche une branche de sorbier au-dessus de la porte de la maison afin de protéger la famille. Rowan sera le prénom de cette enfant !
Et Ellie Mayfair, cette jeune femme plutôt mièvre, a acquiescé de la tête.
— Est-ce vrai ? demandai-je. On met une branche de sorbier au-dessus de la porte en Irlande ?
Gravement, sœur Bridget Marie hocha la tête.
— Heureusement !
Qui est le père de Rowan Mayfair ?
L’analyse de sang faite à l’hôpital indique que le groupe sanguin du bébé correspond à celui de Cortland Mayfair, décédé moins d’un mois plus tôt. J’aimerais rappeler que Cortland était peut-être également le père de Stella et des informations récentes provenant de l’hôpital Bellevue ont confirmé qu’il était probablement aussi celui d’Antha.
Deirdre « devint folle » avant de quitter la maternité. Les religieuses racontèrent qu’elle pleurait à longueur de temps et criait tout le temps : « Tu l’as tué ! » Elle entrait dans la chapelle de l’hôpital pendant la messe et criait : « Tu l’as tué. Tu m’as laissée seule parmi mes ennemis. Tu m’as trahie ! » Il fallut l’emmener de force et l’interner à l’asile Sainte Anne où, à la fin du mois, elle sombra dans la catatonie.
— C’était l’amant invisible, croit sœur Bridget Marie encore aujourd’hui. Elle criait et le maudissait parce qu’il avait tué son professeur. Ce démon avait fait cela car il la voulait pour lui tout seul. Un amant démoniaque, voilà ce qu’il était. Il parcourait les rues de Garden District la nuit.
Cette histoire est très éloquente, mais comme il est plus que probable que ce professeur n’a jamais existé, quelle signification donner aux paroles de Deirdre ? Est-ce Lasher qui a poussé Cortland dans l’escalier ou l’a-t-il à ce point effrayé que le vieil homme est tombé tout seul ? Si oui, pourquoi ?
On peut dire que cela marqua la fin de la vie de Deirdre Mayfair car, pendant dix-sept ans, elle fut internée dans diverses institutions psychiatriques où elle reçut des doses massives de drogues et des électrochocs. Lorsqu’elle retournait chez elle, elle n’était plus que le fantôme d’elle-même.
Enfin, en 1976, on la ramena définitivement à First Street. C’était une invalide aux yeux écarquillés, muette, nerveuse et complètement amnésique.
— Elle est incapable de se rappeler ce qui s’est passé la minute précédente, dira un médecin. Elle vit entièrement dans le présent. On pourrait dire qu’elle a la tête totalement vide.
C’est également la description que l’on fait de certaines très vieilles personnes atteintes de sénilité qui restent assises des heures durant dans les services de gérontologie des hôpitaux du monde entier. De plus, on a expliqué à ses divers médecins et infirmières qu’on l’abrutissait de médicaments pour empêcher ses crises d’« agitation ».
Comment Deirdre est-elle devenue cette aliénée, ce « gentil légume » assis sur une chaise ? Les traitements de choc successifs qui lui furent infligés à partir de 1959 y ont certainement contribué mais aussi les doses massives de tranquillisants.
Comment justifier un pareil traitement ? Deirdre cessa de parler de façon cohérente dès 1962. Lorsqu’elle n’était pas sous tranquillisant, elle criait et pleurait sans cesse. De temps à autre, elle cassait un tas d’objets et parfois elle restait simplement allongée, ses yeux roulant dans ses orbites, et braillait.
Au fil des ans, nous avons réussi à interroger à peu près chaque mois un médecin, une infirmière ou quelqu’un qui avait pénétré dans la maison de First Street. Mais les renseignements que nous possédons sont plutôt fragmentaires. Les dossiers médicaux, confidentiels, sont plutôt difficiles à consulter. Mais nous avons appris que, dans deux établissements au moins où Deirdre avait reçu un traitement, il n’existe aucun dossier à son nom.
Un médecin a reconnu devant l’un de nos enquêteurs qu’il avait détruit son dossier. Un autre, parti à la retraite peu après s’être occupé d’elle, n’a laissé que quelques notes sibyllines à son sujet : « Incurable. Tragique. La tante demande un traitement ininterrompu. Sa description du comportement de sa nièce n’est pas crédible. »
Bien que, toute sa vie d’adulte, Deirdre ait été continuellement abrutie de drogues, les témoins ayant vu « un mystérieux homme aux cheveux bruns » sont légion. Des infirmières de Sainte Anne prétendirent avoir vu « un homme entrer dans sa chambre ». Dans un hôpital du Texas où elle séjourna brièvement, un médecin dit avoir aperçu un « mystérieux visiteur qui disparaissait tout simplement quand je voulais l’interroger ou lui demander qui il était. »
Tout comme avant, aucun artisan ne pouvait travailler dans la maison de First Street. Certains parlaient même d’« un homme qui rôdait par là » et ne voulait pas qu’on touche à la maison.
Le vieux jardinier vient toujours et, de temps à autre, repeint la clôture rouillée.
Sinon, First Street croule sous les branches de chêne, les grenouilles coassent toute la nuit autour de la piscine de Stella, couverte de nénuphars et de glaïeuls. La balançoire de Deirdre est tombée depuis longtemps de sa branche, dans le fond de la propriété. Son assise – une simple planche de bois – gît dans les hautes herbes, toute décolorée et déformée.
Bien des passants s’arrêtant pour regarder Deirdre dans son fauteuil à bascule, sous le porche, ont aperçu un « cousin beau garçon » venu en visite. Des infirmières ont donné leur congé à cause de « cet homme qui va et vient comme un revenant » ou parce qu’elles voyaient de drôles de choses du coin de l’œil et avaient l’impression d’être épiées.
— Il y a une sorte de fantôme qui rôde partout, dit une jeune infirmière qui prévint son agence de placement qu’elle ne retournerait jamais dans cette maison. Je l’ai vu une fois à la lumière du soleil. Je n’ai jamais rien vu d’aussi effrayant.
Lorsque j’interrogeai cette jeune fille au cours d’un déjeuner, elle n’eut pas beaucoup de détails à ajouter.
— Juste un homme avec des cheveux bruns, des yeux marron, une jolie veste et une chemise blanche. Mon Dieu ! C’était terrifiant ! Il était juste là, en plein soleil, à côté d’elle, et il me regardait. J’ai laissé tomber mon plateau et me suis mise à hurler.
Plus d’un membre du personnel médical quitta brusquement la famille et un médecin fut même congédié en 1976. Nous continuons à rechercher ces gens pour enregistrer leur témoignage. Nous essayons de leur en dire le moins possible sur la raison pour laquelle nous voulons savoir ce qu’ils ont vu et quand.
Toutes ces données laissent à penser que l’esprit de Deirdre a été détruit au point qu’elle ne peut plus contrôler l’évocation de Lasher. C’est-à-dire que, inconsciemment, elle lui donne le pouvoir d’apparaître près d’elle sous une forme très réaliste. Mais, si elle refuse sa présence, elle n’a plus la capacité de le contrôler ou de le faire partir.
En résumé, elle est un médium dénué d’esprit, une sorcière inopérante à la merci de cette créature familière qui ne la quitte jamais.
Mais une autre possibilité est envisageable : Lasher serait là pour la réconforter, veiller sur elle et la rendre heureuse d’une façon que nous ne sommes pas capables de comprendre.
En 1980, il y a près de huit ans, j’ai réussi à me procurer un ancien vêtement de Deirdre qui avait servi de chiffon à poussière avant de finir dans une poubelle. Je l’ai ramené avec moi en Angleterre et l’ai remis à Lauren Grant, l’un de nos meilleurs psychométriciens.
— Je vois le bonheur, dit-elle. Ce vêtement appartient à quelqu’un de béatement heureux. Elle vit dans des rêves de jardins verts, de ciel crépusculaire et d’aurore magnifique. Il y a des branches basses. Et une balançoire suspendue à un arbre extraordinaire. Est-ce une enfant ? Non, une femme. La brise est chaude. (Lauren massa le tissu et le serra contre sa joue.) Oh, elle a le plus beau des amants ! Quel amant ! Il ressemble à un tableau. On le dirait tout droit sorti de David Copperfield. Il est doux et quand il la touche elle se laisse faire. Qui est cette femme ? N’importe quelle femme au monde aimerait être à sa place. Pendant quelque temps, du moins.
J’ai vu Deirdre de loin à plusieurs reprises depuis 1976. A l’époque, j’étais déjà allé trois fois à La Nouvelle-Orléans pour m’informer. Depuis, j’y suis retourné un grand nombre de fois.
A chaque visite, j’ai rencontré de nouveaux « témoins » qui m’en ont appris davantage sur « l’homme aux cheveux bruns » et les mystères entourant First Street. Ces récits se ressemblent tous. Mais, bien qu’elle ne soit pas encore morte, nous sommes arrivés à la fin de l’histoire de Deirdre.
Il est temps maintenant d’étudier en détail sa fille et héritière, Rowan Mayfair, qui n’a jamais remis les pieds dans sa ville natale depuis le jour où on l’a emmenée en avion, six heures après sa naissance.
Et, bien qu’il soit encore trop tôt pour rédiger un récit cohérent sur Rowan, tout indique que cette femme, qui ignore tout de sa famille, de ses origines et de son héritage, est peut-être la sorcière la plus puissante que la famille Mayfair ait jamais conçue.